Pour des raisons de simplicité dans la lecture et sans discrimination aucune, la forme masculine sera utilisée pour parler du masculin et du féminin.
Où en sommes-nous ?
Après un passage en Californie, il était pour nous important de mettre en contraste une culture de la performance, souvent individualiste, avec une culture communautaire. Nous décidons donc de nous envoler pour l’Afrique de l’Ouest avec comme objectifs de nous rendre en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Après une transition plutôt stressante (la fenêtre de tir pour réaliser notre PCR se jouait à l’heure près), nous entamons un long trajet qui nous fera survoler Paris…
La transition San Francisco – Abidjan vient concurrencer notre transition Laponie – Brésil. Passer des uber institutionnalisés aux taxis où tous les témoins lumineux clignotent comme un sapin de Noël nous change. Nous tombons rapidement sous le charme de l’Afrique que nous observons sous deux prismes. D’abord nous étions en Côte d’Ivoire en compagnie d’Adamo, ivoirien et ami de Romain. Adamo nous a sortis de notre zone de confort et nous a appris l’Afrique. Ensuite, nous avons conclu notre Odyssée au Sénégal, en compagnie de Nicolas, expat et ex-colloque de Thibaud. Dans ces deux pays, nous avons eu la chance de connaître du monde et d’être rapidement mis en relation.
“En France, vous avez des montres, au Sénégal, nous avons le temps” nous a dit un jour un chauffeur de taxi, et c’est vrai ! Nous apprenons à déconstruire notre vision du temps, à laisser plus de place à l’improvisation et au hasard des rencontres. A aucun moment nous n’avons ressenti le poids de la pandémie, miraculeusement épargné ou faiblement touché du fait de sa population jeune, l’Afrique de l’Ouest se vit comme l’eldorado suédois. Ici, peu de télétravail, tout le monde a besoin de se voir et mis à part pour certains grands groupes, le présentiel est resté la norme pour tout le monde durant cette période.
Ces deux semaines à Abidjan et trois semaines à Dakar marquent la fin de nos six mois et demi de voyage. Après 8 pays parcourus, une cinquantaine d’organisations visitées et 200 interviews conduites, nous prenons le chemin de Paris…


Quelles sont les différences culturelles observables ?
Après cinq mois à parcourir trois continents, nous retrouvons des enseignes familières comme Orange et Canal + ainsi que le plaisir de parler et de regarder la télévision en français. Ce sentiment d’être de retour chez nous ne reste qu’une impression car nous nous étonnons rapidement des différences culturelles entre la France, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.
Point commun entre ces deux pays d’Afrique de l’Ouest : tout est possible. Après la Californie et sa terre d’innovation nous côtoyons ici le système D, la débrouille dans la vie de tous les jours. Pour visiter des organisations, il suffit de s’y rendre et de voir s’il y a du monde, sinon repasser, tout simplement.
Nous nous étonnons de la coopérative du petit village de pêcheurs N’Gor, à Dakar, au Sénégal. Ici, les pêcheurs mettent en commun leurs prises et les femmes s’occupent de la gestion, les poissons sont vendus à des commerçants, à certains marchés et une part leur est redistribuée. Les coûts sont mutualisés et les protègent en cas de mauvaise sortie… “Nior Far”, comme il s’entend à tous les coins de rue du Sénégal, signifie “on est ensemble” en wolof et résume totalement l’esprit communautaire.
Nous avons la chance de vivre le ramadan en Côte d’Ivoire et au Sénégal. A la rupture du jeûne, nous restons impressionnés de voir tout d’un coup, une vie qui bouillonne pour s’organiser et apporter de l’eau et de la nourriture aux chauffeurs bloqués dans les embouteillages. Tout le monde y apporte son coup de main, peu importe son statut.
Des organisations qui diffèrent du modèle traditionnel
Lutter contre les métiers réservés aux hommes
Suite au constat que les chauffeurs hommes étaient plus averses aux risques pour corrompre et profiter des frais de fret pour transporter gratuitement d’autres marchandises, LadyBird est une entreprise de logistique qui emploie exclusivement des femmes au poste de chauffeur (“all lady drivers”). L’entreprise ghanéenne de transport a commencé avec 11 conductrices en 2018 et compte maintenant une quarantaine de chauffeurs. L’entreprise est composée à la fois de femmes et d’hommes dans son management.
Félicia nous confie : “l’objectif pour nous était d’apporter des femmes sur des postes où elles n’étaient pas, on voit que quand on les forme, tout devient possible !”. Rêvée à l’origine par William Tewiah, l’un des actionnaires, l’entreprise obtient aujourd’hui de très bons résultats qui lui permettent de se développer de jour en jour et de former toujours plus de conductrices.
Nous avons également essayé de savoir s’il était possible pour eux d’envisager un chauffeur de sexe masculin dans les années à venir, Nelson, manager des opérations nous dit que tant que les problèmes d’inégalités ne seront pas résolus entre femmes et hommes dans ce métier, ils continueraient à former et embaucher que des femmes.
Canaan Land (agriculture régénérative)
Le statut d’entreprise de l’économie sociale et solidaire (ESS) n’existe pas en Côte d’Ivoire. Ainsi, les entreprises qui souhaitent contribuer au bien commun doivent le faire sans bénéficier d’avantages fiscaux ou d’autres mesures incitatives. Il faut alors beaucoup de motivation et de conviction. C’est le cas de Patricia que nous avons rencontrée, fondatrice de Canaan Land.
Cette entreprise, spécialisée dans l’agriculture, et plus particulièrement le maraîchage, commercialise des légumes qui sont normalement importés (tomate, choux, salade…). Pour produire ces légumes localement et les vendre à un prix compétitif, le modèle est centré autour des femmes avec l’idée de les aider à s’émanciper. 90% des agriculteurs avec lesquels Canaan Land travaille sont des femmes. “Les hommes s’excluent naturellement car le maraîchage est, dans les mœurs, féminin tandis que le cacao est masculin.” nous livre Patricia.
Canaan Land soutient les femmes pour qu’elles deviennent propriétaires des terres qu’elles cultivent, en négociant notamment avec les chefs de village, leur fournissent tous les outils nécessaires ainsi que les graines et garantissent l’achat des récoltes.
De nombreuses barrières culturelles freinent encore l’avancée du modèle mais les femmes arrivent de plus en plus à obtenir des locations sur une longue durée et peuvent donc emprunter pour se développer. Canaan land fait aujourd’hui travailler plus de 3000 femmes et ne compte pas s’arrêter là.
⇒ Nous avons aimé l’approche des parties prenantes de Canaan Land. Un véritable écosystème inclusif ! Patricia prend toujours le temps de discuter avec les hommes et le chef du village pour expliquer son modèle et les convaincre de céder des terres aux femmes. Pour résoudre le problème du transport (les terres sont souvent dans des zones reculées avec peu de routes accessibles), Patricia a pensé à un système de leasing pour équiper de jeunes hommes de tricycles afin de leur offrir un petit capital et récupérer plus facilement les récoltes.
Mesurer la place de l’informel en Afrique
90% des personnes actives exercent dans l’informel au Sénégal.
Looka est une plateforme qui permet aux entreprises de faire des enquêtes terrains dans des pays africains. Créé à l’origine au Sénégal et en interne chez YUX, entreprise de recherche et de design panafricaine, Lokka a pour objectif de répondre à trois problématiques :
1) Rendre accessible les études de marché pour les PME africaines en proposant des tarifs attractifs grâce à la digitalisation de leur offre.
2) Mesurer l’économie informelle (majoritaire en Afrique de l’Ouest) en se rendant sur le terrain. Grâce à un système d’application, beaucoup d’enquêteurs sont rémunérés au nombre de questionnaires remplis et peuvent aller directement à la rencontre de tous les acteurs de l’économie.
3) Apporter de la donnée publique sur l’Afrique. Pour cela, certaines des enquêtes sont financées par Looka et sont rendues publiques.
Enfin, Looka organise des “fun studies” qui ont lieu chaque trimestre. Ces études, centrées sur des thématiques farfelues (“la couleur préférée des sacs à main au Sénégal”, “les méthodes de dragues à Abidjan”…) sont également des moments où les équipes de Lokka peuvent se retrouver et partager leur goût pour la recherche.
Des pratiques coup de coeur
Le maillon faible et les anniversaires
En Côte d’ivoire, nous rencontrons Hervé Zongo, directeur régional de CMA CGM, passionné par les sujets de management et la dynamique collective. Il nous livre dès le début de notre entretien : “Toutes pratiques et théories sont bonnes à l’instant où le capital humain est à sa juste place, que tous les collaborateurs ont du sens dans leur travail et qu’ils ont une vision complète de où va l’organisation”.
Hervé débute chaque nouvelle année par un moment d’échange avec l’intégralité des collaborateurs de CMA CGM, y compris les chauffeurs de camion, pour leur partager la vision de l’entreprise, les objectifs et les défis. “Je pense que tout le monde doit savoir quel est précisément son rôle dans la chaîne de valeurs”.
Hervé demande également à ses directeurs de lui désigner deux personnes capables de les remplacer chacun. “Je ne veux pas de super homme. Si vous (‘en parlant des directeurs’ – ndlr) souhaitez évoluer, il faut préparer la relève. Cela dérange car nommer une personne qui peut vous remplacer, c’est se sentir menacé. Mais c’est un travail fondamental.” Il leur demande également d’identifier dans leur département l’élément le moins compétent, cela reste entre eux. L’objectif est de rendre cette personne meilleure d’ici la fin de l’année par du mentoring. “Il est important de rappeler que notre rôle n’est pas de manager une équipe de super star mais de faire progresser les moins bons. C’est LA fonction essentielle du management”
Enfin, Hervé insiste sur ce qu’il pense être la pratique la plus simple et la plus efficace : l’anniversaire. Il nous confie qu’il ne manque pas un seul anniversaire de ses 300 collaborateurs et qu’il leur souhaite personnellement par l’envoi d’un message. “Peu importe le métier, nous sommes tous égaux face à ce jour spécial”. Pour le soutenir, le DRH a pour rôle de prévenir tous les collaborateurs des anniversaires du jour et, chaque mois, les managers prévoient un gâteau pour célébrer ensemble les anniversaires du mois.
⇒ Nous avons aimé le poids de ce simple geste, Hervé prend le temps de rédiger un beau et long message à chaque collaborateur. Il nous a montré un message envoyé à une personne responsable de l’entretien des bureaux et sa réponse était la suivante : “Merci Monsieur pour ce message, je n’ai jamais reçu autant d’attention d’un directeur.”
Le partage de compétences chez Unilever
Unilever attache beaucoup d’importance au partage de compétences. Cela se traduit par une institutionnalisation du mentoring dans l’entité ivoirienne et notamment du reverse mentoring (le manager mentor le collaborateur et inversement) auquel un grand nombre d’employés participent. Par opposition au système traditionnel, ce sont des profils plus “seniors” qui vont être coaché/mentoré par des profils dits “juniors”.
Le mentorat portera alors plutôt sur des compétences transverses ou des softs skills, l’idée est d’aider à la fois les jeunes à se développer dans leur posture et les seniors à se mettre “au goût du jour” nous livre Jean-Fabrice, HR lead pour Unilever Côte d’Ivoire. Cela permet également de rapprocher les générations dans une culture où la hiérarchie et l’âge ont beaucoup d’importance et peuvent parfois créer des barrières.
En plus de cette pratique fréquente, Unilever met en place le Swap qui est le “prêt” d’un talent à une autre B.U pour lui apporter une compétence dont elle aurait besoin pour une durée déterminée (6, 9, 12 mois). Ce partage se fait beaucoup d’un pays à un autre et l’accent est donné sur une envie d’entraide entre les différents bureaux des pays africains.
Focus GIAF
Nous terminons notre passage en Afrique par l’étude d’un think tank panafricain : Groupe Initiative Afrique (GIAF). Fondé en 2011 à Yamoussoukro, le GIAF permet l’échange de points de vue et le retour d’expériences de terrain entre des leaders de divers horizons et nationalités pour un meilleur avenir de l’Afrique.
Pour notre étude, nous avons rencontré différents membres au Sénégal : une responsable d’ONG, une trésorière d’une banque et un ancien ministre. Tous nous ont partagé l’importance pour eux de se retrouver pour débattre et s’enrichir de l’avis de leurs pairs, et ce, dans un climat de parole libérée. Dans les réunions du GIAF, il n’est plus question de statut ou d’autorité, chacun apporte ses points forts et nourrit sa réflexion dans un but commun.
Nous relevons alors l’importance de nous inspirer de ces activités extra-professionnelles qui favorisent le débat, assouvissent les curiosités, comme facteur d’engagement sur le lieu de travail. Qu’est-ce que mon job, ma profession, que ce soit dans le secteur public, privé ou associatif peut apporter sur des sujets de société ? Voici une question qui mérite d’être posée dans ce contexte actuel…
Un avis sur « Chapitre 6 : L’Afrique de l’Ouest »