Pour des raisons de simplicité dans la lecture et sans discrimination aucune, la forme masculine sera utilisée pour parler du masculin et du féminin.
Mise en contexte
Quelques jours après notre arrivée à Copenhague, nous allons visiter les locaux de Great Place to Work. Lors de notre entretien avec Liselotte, directrice, nous affichons notre volonté de dénicher une pépite du secteur public. Liselotte nous parle alors de JAC.
Nous avons déjà programmé toutes nos visites et interviews mais il nous reste un créneau de libre : notre dernière matinée. Chargés avec tous nos sacs pour la Suède, nous sautons sur l’occasion de nous rendre à Gentofte, au nord de la capitale.

Présentation de JAC
JAC est un centre municipal d’activités et de développement de compétences pour des personnes physiquement et/ou psychologiquement handicapées. Ces bénéficiaires ont besoin d’une assistance spécialisée.
En quelques chiffres, JAC, c’est une directrice, quatre managers, une stratège et cent-dix travailleurs sociaux. Les cent-dix travailleurs sociaux sont répartis en vingt équipes de cinq personnes en moyenne. Ces équipes sont auto-managées.
La directrice de JAC, Christina, est arrivée en 2012. Inspirée par Buurtzorg, elle apporte un nouveau management basé sur la confiance et l’autonomie qui a permis de diminuer la force utilisée par les travailleurs sociaux* de 64% entre 2014 et 2018. Aujourd’hui, JAC est en bonne santé économique et se développe (trois nouvelles équipes créées entre 2017 et 2019).
JAC crée une identité sociale pour quatre-cents bénéficiaires. Le centre permet de réaliser des tâches simples (ex : emballage de carte cadeaux) ; de manufacture (ex : tisser des sacs) et de créativité (ex : poterie). Les bénéficiaires se sentent concernés dans la société puisque leurs réalisations sont vendues à des clients danois (ex : Novo Nordisk) et dans des magasins auprès de particuliers ; ils reçoivent également un salaire, en plus de leur pension.
*En dernier recours, les travailleurs sociaux doivent utiliser la force pour empêcher que les bénéficiaires se blessent ou blessent d’autres personnes.

La motivation intrinsèque au coeur du projet
Avant notre visite, nous nous intéressons à l’étude de Jacob Torfing et Tina Øllgaard Bentzen. Les auteurs décrivent deux approches opposées.
Dans la théorie de l’agence, l’individu cherche à “maximiser” ses intérêts. Le management a alors pour but de réaliser un profit tout en renforçant la réputation de tels ou tels acteurs économiques.
S’y oppose la stewardship theory, dans laquelle l’objectif du management est de créer, autour d’un bien collectif, des richesses partagées équitablement.
En prenant comme exemple JAC, ces deux auteurs décrivent un management fondé sur une approche altruiste des relations entre collaborateurs. Ici, ce sont les motivations intrinsèques (mission sociétale, développement personnel…) qui déterminent l’organisation, et non les motivations extrinsèques (pression sociale, récompenses…).
“Les employés de JAC ne viennent pas sur leur lieu de travail, mais sur leur lieu de développement” nous révèle Pernille.
Le rôle du manager

Un bon manager veut faire progresser ceux qui l’entourent, et non jouir d’une position hiérarchique. “Nous sommes au service de nos employés, ils sont le cœur de JAC.” nous confie Pernille.
JAC se revendique à 90% sans managers. Mais avec une telle autonomie, quel est le rôle de ces 10% de managers ?
Veiller au respect d’une attitude positive
En arrivant en périphérie de Gentofte, avec nos deux backpacks chacun et sous la pluie, nous nous attendions à susciter des interrogations. Au contraire, nous ressentons une atmosphère positive, derrière des visières de sécurité, chaque personne rencontrée nous sourit, naturellement.

Tous les lundi matins, l’équipe managériale se réunit pour se remettre en question en se demandant : “sommes-nous sur la voie du meilleur management possible ?” Tous cherchent à mieux servir, positivement, la mission de JAC.
Aidée par une flexisécurité danoise qui permet de faciliter les licenciements tout en assurant des indemnités longues et importantes, JAC n’hésite pas à remercier ceux qui n’ont pas une attitude positive. “Ceux qui passent leur temps à critiquer, à couper la parole, à être irrespectueux, n’ont rien à faire ici”, au moins c’est clair.
Définir le cadre de l’autonomie
Pour permettre une telle autonomie, le manager a un rôle important, il doit définir un cadre favorable en instaurant un climat de confiance et d’écoute. “Personne ne te dit quoi faire” nous révèle une employée lors d’une discussion de couloir.
Nous nous interrogeons sur ce modèle, cette autonomie prônée par JAC convient-t-elle à tout le monde ? Pernille nous explique que le recrutement n’est pas toujours une réussite. “Une fois, une de mes équipes m’a fait remonter le fait qu’un des employés ne prenait jamais d’initiatives et n’était pas engagé”.
Dans ce cas de conflit, voici comment elle a procédé :
- Tout d’abord, cette remarque a été faite d’une façon positive, ce n’était pas une critique.
- Elle réunit l’ensemble de son équipe et instaure un climat de confiance pour libérer la parole.
- Elle demande à chacun d’exprimer ses attentes envers l’équipe.
- Tour à tour, les membres expliquent leurs apports dans l’équipe.
- Ensemble, ils définissent le sens de leur mission, la “team vision”.
- Puis chacun indique les axes d’amélioration pour atteindre la “team vision”
Cette pratique peut paraître simple, mais elle permet au groupe de comprendre qu’ils sont tous dans le même bateau. “C’est le groupe qui porte les individualités, et non l’inverse, la faiblesse d’un membre c’est une faiblesse de l’équipe et c’est à l’équipe de la porter”.
La personne en question, qui prenait moins d’initiatives, s’est sentie davantage intégrée au collectif et s’est révélée beaucoup plus autonome.
Le rôle de l’équipe
Le recrutement
Chez JAC, il y a vingt équipes de cinq personnes en moyenne. Ces équipes n’ont pas de leaders, elles sont auto-managées par leurs membres. Le recrutement est une étape cruciale. La sélection des profils s’opère par l’équipe managériale et est exclusivement fondée sur les motivations intrinsèques. Les candidats sont ensuite soumis aux équipes qui, ensemble, choisissent qui les rejoindra.
“Ce n’est pas moi qui travaille au quotidien avec eux, pourquoi je devrais choisir qui est la bonne personne pour les rejoindre ? Parfois, je dois trancher, mais c’est très rare” nous indique Pernille.
Le budget d’équipe
Chaque équipe gère son propre budget. Pendant que nous visitons les ateliers de création, un employé donne un ticket de caisse à Pernille. Sans le regarder, elle le signe et le remet au service comptable.
Curieux, nous lui demandons pourquoi elle ne le vérifie pas : “Je sais que toutes les décisions prises sont dans le but de JAC. C’est eux qui sont au plus près des équipes, comment moi qui ai du recul je pourrais savoir que cette dépense n’est pas la meilleure ?”
Prise de décisions
Toutes les équipes sont forces de proposition. Nous avons rencontré une employée qui a proposé de faire des arbres de noël avec du bois flottant. Elle a essayé et cela a fonctionné, aujourd’hui ces arbres se vendent sur des marchés à Copenhague.
Cette grande autonomie est même allée jusqu’aux bénéficiaires. Pour l’anecdote, nous avons acheté des sacs dans la boutique de JAC, tenue par un bénéficiaire. Ce dernier n’aimait pas la conception et voulait être le vendeur du magasin. L’équipe s’est donc adaptée à lui pour lui apprendre les bases de la vente. Si nous avions franchi la barrière de la langue danoise, il nous aurait convaincu de repartir avec tout le magasin !
Toutes ces initiatives sont la source du modèle de JAC.

Fixer les augmentations salariales
Le salaire des employés est fixé dans un accord entre la municipalité de Gentofte et le syndicat des travailleurs sociaux. Lorsqu’un employé, qui bénéficiait d’une prime mensuelle, part, JAC bloque le montant de cette prime dans une caisse salariale.
Avant l’arrivée de Christina, il y avait une négociation entre la direction et le syndicat pour savoir quels étaient ceux qui devaient bénéficier d’une prime. Il en résultait un sentiment d’injustice et d’opacité pour tous les employés.
Maintenant, les rémunérations sont transparentes. Pour fixer et répartir les primes, les employés ont proposé des idées, par équipe. Par exemple, une des équipes a décidé, par consensus, de distribuer les primes aux employés les moins bien payés jusqu’à un certain montant et de répartir le reste équitablement entre tous.
Repenser la structure organisationnelle
En 2019, avec l’arrivée de Pernille, les managers ont demandé à toutes les équipes de repenser l’organigramme et de réorganiser les équipes. Par exemple, un employé avait remarqué que certains déchets jetés aux encombrants peuvent être récupérés, décorés avec l’aide des bénéficiaires et vendus. Il a alors proposé la constitution d’une nouvelle équipe.
Ce qui nous a inspiré
Nous avons visité des organisations qui définissent leur mission sans pour autant être sûres qu’un collaborateur au plus bas de l’échelle hiérarchique est capable de la décrire. Chez JAC, nous avons remarqué que les employés décrivent mieux le “purpose” que la directrice, car ce sont eux qui le définissent et le font vivre.
Pour la petite anecdote, la directrice nous a même confié ceci : “il y a des fois où je suis un peu jalouse, j’aimerais oublier mon rôle et aller auprès des équipes pour proposer de nouvelles idées !”
Traditionnellement, le secteur public s’inspire du secteur privé sur le contrôle des collaborateurs et la quête de performance. Nous avons tous observé lors du premier confinement que les fonctions publiques étaient porteuses de sens (système de santé, système éducatif, gestion des déchets…). Et si, nos organisations privées ne s’inspiraient pas plutôt du secteur public pour créer de l’engagement autour du rôle sociétal ?